Prise de parole en public – La 2è rencontre

Anatole – notre fameux orateur insatisfait de ses prestations de prise de parole en public cf épisode précédent –  fut amené un jour à témoigner de son parcours au micro de la radio locale de sa région. Il avait été contacté par le journaliste qui animait l’émission « On vous aime aussi pour ça ».  Cet animateur avait insisté pour l’avoir en tête à tête au micro de ce rendez-vous hebdomadaire.

L’interview devait durer 20 mn en direct sur l’antenne. Tout se passait de façon fluide pour Anatole qui se sentait en confiance.  Ce professionnel connaissait son métier. Par sa voix chaleureuse, il savait mettre à l’aise ses invités. Anatole répondait avec facilité à ses questions sur sa vie professionnelle, ses études, ses expériences.

Arrivé à mi parcours de l’émission, l’interviewer marqua une pause. On le sait, à la radio, tout silence, même bref, est rupture. L’auditeur est habitué à ce qu’on ne lui lâche pas les oreilles. Il pourrait interpréter l’absence de son pour un flottement et être tenté de zapper sur une autre radio. Passant outre ce risque, le journaliste continuait de fixer silencieusement Anatole de ses yeux bleus. Ce dernier était déstabilisé, ne sachant s’il devait meubler par la parole ou attendre la question suivante. Celle-ci arriva enfin « Anatole – je me permets de vous appeler par votre prénom –  Anatole, quand vous alliez conduire votre petit garçon à l’école, n’aviez vous pas un sentiment d’éternité ? ». La réponse ne vint pas tout de suite.  Non, Anatole ressentit d’abord un grand vide en même temps qu’une très forte chaleur qui irradiait son corps. Ses premières paroles furent balbutiantes. « Ca c’est une question, je… ». L’autre continuait de le regarder avec bienveillance mais ne l’aidait pas à exprimer sa pensée. Au contraire, il laissait l’embarras s’installer. « En fait.. C’est quand mon fils est entré en CM2… Je l’accompagnais le midi juste pour le plaisir… car je savais que ce moment d’intimité serait bientôt révolu. » Les propos d’Anatole étaient loin de s’enchaîner avec aisance. Il s’était mis à bégayer. Là encore, le journaliste ne l’aidait pas davantage, il ne terminait pas les mots et les phrases à sa place. Il semblait à Anatole que cet homme le laissait se débattre, couler à pic alors qu’on était en direct. Paradoxalement, Anatole avait le sentiment de rentrer de plus en plus en lui, comme dans une bulle chaude et confortable, lumineuse. Il avait la double sensation de toucher le fond et de voir la lumière tout là haut à la surface. Tout à coup, des mots qu’il ne contrôlait pas jaillirent : « En fait j’avais l’impression que c’était moi-même que je  tenais par la main, comme quand j’étais enfant. » À partir de cet aveu, Anatole eut alors une parole calme, puissante, facile. Les mots justes lui venaient sans les chercher. A dire vrai, il aurait été bien incapable de répéter ce qu’il avait dit. Mais il se sentait en accord avec lui-même.

Le journaliste le remercia, l’émission de radio touchait à sa fin. Anatole n’avait pas vu les 10 dernières minutes passer. Il entendit le générique. L’autre ôta son casque. Ils se levèrent tous les deux, l’homme lui tendit la main, dit quelque chose qu’Anatole n’entendit pas. Il avait la sensation d’être dans ses plumes. Il se retrouva dehors, sans avoir l’impression d’avoir marché.

En quittant les locaux de la radio, Anatole sentit monter en lui une colère en même temps qu’une grande tristesse. Il avait accepté cette interview pour évoquer son parcours professionnel, il s’y était préparé pour être fidèle, cohérent et surtout pour donner une bonne image. On ne sait jamais, ce genre de media peut être très écouté, on ne maîtrise pas l’audience, il vaut mieux être raccord avec ses prestations professionnelles. D’autant qu’il avait relayé abondamment son rendez-vous à la radio sur les réseaux sociaux. Et là, rien ne s’était déroulé comme prévu, à cause de ce journaliste intrusif qui l’avait emmené sur un terrain personnel, intime. De quel droit, se disait Anatole. Il en devenait à présent complètement furieux. Il était difficile maintenant de revenir en arrière, mais il se disait en revanche qu’il pouvait appeler le directeur de la radio pour se plaindre.

En remontant dans sa voiture, il rebrancha son téléphone portable que le journaliste lui avait demandé d’éteindre le temps de l’interview. Immédiatement ce fut l’avalanche de messages, de mails, de sms qui faisaient sonner son mobile sans cesse. Il n’arrivait à en ouvrir aucun tant les messages se succédaient à grand rythme sur FaceBook, Linkedin, Instagram. Toutefois, il entrapercevait les mots qui défilaient, comme une revue de presse. « Merci – Formidable – Comme vous – Mon fils autiste – Je t’aime – Bluffé camarade… ». La tête lui tournait. Il respira un grand coup, jeta son portable sur la banquette à côté, et se mit à pleurer. Sans raison. C’était plus fort que lui. Il pleurait comme un gamin, avec des hoquets. Dans le lointain, il entendait son portable soubresauter et teinter.

Petit à petit, il se calma, respira un grand coup. Il allait mettre la clé dans le contact quand il entendit taper au carreau. Le pare brise et les vitres étaient emplis de buée, il dût baisser sa vitre pour savoir qui toquait ainsi. Le visage du journaliste s’encadra dans l’ouverture. Un visage, des yeux surtout qui lui rappelèrent soudainement la conférence où il avait fait fuir son public mais qui lui avait valu de rencontrer cet homme étonnant qui lui avait affirmé qu’il était, lui Anatole, un orateur talentueux. C’était bien cet homme aux yeux bleu clair et bienveillants, qui lui avait offert de l’accompagner pour libérer sa parole. Comment ne l’avait-il pas reconnu sous les traits du journaliste ? Il y avait un mois déjà certes, et Anatole n’avait plus eu de nouvelles de ce coach providentiel et provocateur. Mais il le redécouvrait à présent comme si Anatole avait été auparavant aveuglé, dans le brouillard de son envie de bien faire, de transmettre les bons messages, la bonne image.

L’homme aux cheveux blancs lui dit : « Vous avez été excellent, un très bon « client » comme on dit dans le jargon journalistique. Vous avez une telle densité que vous rayonnez même à la radio, par le simple son de votre voix. Vous êtes présent dans chaque vibration. Je venais vous dire merci du moment exceptionnel que vous nous avez fait passer. Nous avons reçu immédiatement des mails sur notre site et des appels au standard. ». Il ajouta en souriant « Vous êtes une star Anatole ».

« Une star qui bégaie parce qu’elle se déboutonne en public », rétorqua Anatole

« Ne confondez pas, reprit l’homme. Oui, sortir du sentier battu et rebattu de la bienséance et du contrôle, ça génère de l’émotion. Certains pleurent, d’autres murmurent ou encore crient. Vous, vous bégayez. Mais ne mélangez pas tout, ce que vous avez ensuite exprimé n’était pas de l’ordre de l’émotion, c’était une parole de fond, fluide, forte, qui a réellement touché bon nombre d’auditeurs. »

Anatole sortit de sa voiture, fit face à cet homme qui continuait de l’intriguer.

« Je pensais que pour toucher les gens il fallait leur raconter de belles histoires, générer de l’émotion justement, le fameux story telling »

« Oui, pour les accrocher, pour capter leur attention, au début peut-être. Mais ensuite pour avoir un impact durable il faut surtout être présent, présent à ses sensations, les plus physiques, celles qui vous relient de la terre au ciel et vous rendent aligné, vous rassemblant dans votre propre verticalité. Vous étiez beau à voir vous savez, animé d’une sorte d’immobilité vibrante. C’est ça que les auditeurs ont perçu. C’est cette vibration créatrice que vous leur avez transmise. Ce que captent les gens c’est votre souffle. Le souffle est tout sauf de l’émotion. C’est le véhicule des émotions, certes, mais le souffle est quelque chose de plus fondamental. Même si en retour les gens vont souligner l’histoire que vous leur avez racontée, sans se l’avouer, c’est cette onde qui se propage de vous qui les aura marqués. »

« Donc si je résume votre coaching, pour mes prochaines prises de parole, vous me conseillez de bégayer, c’est ça ? »

« Vous savez très bien ce que je veux dire ».

Il se tût un temps, puis poursuivit. « Il y a trois dimensions dans la prise de parole qui requièrent notre vigilance et qui se cultivent. Comme on cultive son jardin. La première c’est la présence, présence à soi, à son credo, ses sensations, à son être immanent. Votre public sera toujours plus durablement marqué par ce qui fait votre moelle, votre combat, votre appétit de vivre que par votre faconde. Oui on peut passer un bon moment avec un orateur brillant. On vivra un moment universel et singulier avec un homme et une femme qui nous confieront ce qui les fait vivre avec jubilation. Même s’ils bégaient. »

« J’ai été ridicule. J’ai des clients qui attendent de moi une parole impeccable. Imaginez s’ils m’ont entendu à votre micro. »

« Anatole, continuez à être vous même, on vous aime aussi pour ça »

« Et si mes clients ne m’aiment pas pour ça ? » ne put s’empêcher de répliquer Anatole

« Changez de clients, ou changez de métier » lui assena l’homme dans un grand éclat de rire

Anatole était désarçonné.

« Et que faites-vous des concours d’éloquence, des conférences thématiques médiatisées, des propos des hommes politiques, où il y a plutôt intérêt à être disert, structuré, à l’aise dans la prise de parole ? »

« Je n’oppose pas les choses. Je vous renvoie juste à vous même en vous posant cette simple question pour laquelle je ne vous demande pas de réponse : les paroles qui vous ont le plus marqué et qui ont bouleversé votre vie pour la rendre encore plus joyeuse, provenaient-elles de séduisants orateurs ?  »

Anatole devait en convenir, des images fortes défilaient devant ses yeux, et à travers elles, tous les grands moments de joie de sa vie passée. Dans aucune d’entre elles n’apparaissait un quelconque tribun ou génial orateur. Il regarda à nouveau son interlocuteur.

« Et cette présence, comment la cultivez-vous ? Pour reprendre votre métaphore du jardin. »

« Vous savez déjà comment faire. Il n’est que de réveiller en vous ce que vous oubliez parfois. C’est à dire regardez quand vous regardez, écoutez quand vous écoutez, goûtez, appréciez quand vous respirez, quand vous mangez. »

« Oui, ça oui, je le sais, mais quant à mettre en pratique, ce n’est pas aussi simple. »

« Je vais vous donner un challenge rigolo à faire et pas aussi facile qu’il y paraît. A quoi pensez-vous en vous rasant ? »

«  A rien, à ma journée, mes soucis, mon retard parfois… »

«  Et bien, la prochaine fois que vous vous raserez – a priori demain matin à en juger par votre visage lisse – ne pensez qu’à vous raser. Concentrez toute votre attention sur chaque geste et chaque sensation de cette habitude matinale. Vous me direz si vous avez réussi à accomplir un rasage complet en ne pensant à rien, seulement en vous focalisant sur vos sensations et la joie que cela vous procure. »

« En clair, si vous ne voulez pas raser votre public, apprenez à vous raser vous-même »

« Votre humour vous sauvera Anatole. Permettez-moi de vous répondre par cet aphorisme du poète Fernando Pessoa – Je pense, donc je ne suis pas »

Anatole plissa légèrement les yeux et fixa cet homme déconcertant. Un silence s’installa à nouveau entre eux. Puis Anatole s’entendit murmurer

« C’est une aubaine pour moi de vous rencontrer »

« C’est gentil. Merci. Vous avez raison, être présent c’est toujours commencer par rendre grâce. Jacques Lusseyran, le résistant aveugle rescapé de Buchenwald, affirmait qu’avant d’entrer en scène pour donner une conférence, il tombait systématiquement amoureux de son public. Inconditionnellement.»

Décidément ce personnage avait toujours une parole pour vous mener plus loin.

« Et les deux autres dimensions ? » demanda Anatole

« Vous n’êtes pas loin de les maitriser. Mais on y reviendra.  On est certainement appelés à nous rencontrer à nouveau. »

A suivre

Source : Jacques-Yves HENNEBEL, metteur en scène de l’expression, site web 

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