Isabelle Meurville est Traductrice indépendante dans le domaine des énergies renouvelables et des droits fondamentaux, avec une spécialité transverse qui est le français inclusif.
Alors c’est quoi l’inclusion pour toi ?
Le français inclusif recouvre plusieurs aspects. Le principal est de ne pas nommer les femmes au masculin. La règle du masculin générique, qu’on apprend en CE2, dit que quand le sujet est mixte, tout s’accorde au masculin. Il s’agit donc simplement d’appliquer d’autres règles en nommant les femmes au féminin, en utilisant des termes épicènes ou qui ne sont pas genrés, qui permettent d’ailleurs d’inclure aussi les personnes non binaires. On peut utiliser des collectifs, comme « le service marketing », « l’équipe technique », ou la fonction, et parler de « la présidence » au lieu du président. Le français inclusif, pour moi, comprend bien sûr aussi le langage clair et l’élimination de tous les stéréotypes racistes, validistes, grossophobes, tous les sujets de discrimination… que prévoit la loi.
Comment t’est arrivé cet intérêt pour l’inclusivité ?
Au CE2, quand j’ai appris la règle d’accord, j’ai demandé à la maîtresse : « Alors même s’ il y a un milliard de milliards de femmes et un homme on va dire ils avec un S ? ». Et j’ai réalisé : « … Ce n’est pas juste ! ». Cette question d’injustice ne m’a pas quittée, je l’ai rationalisée et je me suis construite à partir de ça. Quand je me suis installée comme traductrice indépendante en 2001, pour moi, il n’était pas question de nommer les femmes au masculin : mes doigts refusaient, ils bloquaient sur les touches du clavier !
Donc j’ai commencé à mettre en place des alternatives grâce à la richesse de la langue, qui possède toute une palette de solutions pour ça : nommer les femmes au féminin, inclure dans des expressions plus épicènes, plus collectives, etc. Il n’y a aucun souci technique. Il y a un souci symbolique ! On va vraiment attaquer des habitudes. Le changement d’habitude est difficile pour tout le monde, mais on sait faire ! La langue a toute la richesse et l’élégance pour cela en préservant sa plume et sans bafouiller à l’oral.
D’accord… Et donc concrètement tu vas utiliser quels outils et tu vas mettre en place quel process pour arriver à cet objectif ?
Le cerveau est un muscle comme un autre : c’est une question d’habitude et d’entraînement. La première étape c’est d’identifier les masculins génériques. Il ne s’agit pas de changer tous les termes masculins. Si Monsieur Dupont est mécanicien, et qu’il est d’accord pour être nommé au masculin, on va garder le mot mécanicien. En revanche, si on parle des traducteurs, on entend bien que c’est un masculin générique, et qu’il inclut des femmes… d’autant plus qu’en l’occurrence, ne serait-ce qu’un accord de majorité voudrait qu’on fasse apparaître les femmes, qui composent 75 % de la profession ! Il y a plusieurs possibilités : « les traductrices et les traducteurs », « les linguistes »,« les collègues », la profession : « les métiers de la traduction »… il y a plein de possibilités !
Tu parles pas du point « . e » dans cette liste ?
À mon sens, le point milieu est un point d’abréviation, comme quand on écrit M., c’est l’abréviation de Monsieur. Cette abréviation vient abréger le doublet. Au lieu d’écrire mécaniciennes et mécaniciens on va écrire mécanicien.nes. (un seul point, pas deux). Les métiers de la langue n’ont pas vocation à écrire en abréviation. En revanche, je comprends que, pour le grand public, dont la langue n’est pas le cœur de métier, c’est pratique. Il ne faut pas en abuser, les métiers de la communication et de l’écrit ont des outils pour garder une langue inclusive et élégante.
Avec tes clients, tu procèdes comment ?
Avec ma clientèle je vais nouer le dialogue : « Vous avez une charte Diversité et inclusion… Dans votre brochure, vous utilisez un doublet, vous avez mis en photo vos techniciennes de laboratoire : c’est quelque chose qui vous tient à cœur ? »… et en fonction de leur réponse, je précise. Je repère dans le corpus les 50 mots masculins les plus courants pour désigner des êtres humains, je les intègre à un tableau, dans une colonne « à éviter », avec à côté une colonne « à préférer ». Ce document commun et collaboratif va nous servir à moi et la personne contact, mais aussi à toute l’équipe, aux personnes qui vont écrire ou réviser après moi, etc. pour harmoniser la communication de l’organisation. Ça noue un dialogue passionnant, ça crée des réflexes… Au bout d’un moment ce n’est plus un sujet, ça devient un automatisme.
Aurais-tu une checklist, les points essentiels à ne pas oublier… ou au contraire à éviter ?
On va d’abord définir la stratégie : est-ce qu’on veut donner à voir les femmes ? Veut-on inclure les personnes non binaires ou au contraire, effacer le genre ? En fonction de la stratégie, on va mettre en place des outils différents : doublet féminin et masculin, collectifs, épicènes, néologismes… Si une partie du lectorat est composée de personnes non binaires, et que ces personnes veulent être identifiées comme telles, on peut aller chercher les néologismes qu’utilise la communauté. Tout dépend à qui on s’adresse, c’est toujours une question de contexte en communication. Qui écrit ? À qui ? Ensuite, on va travailler à plusieurs, se faire relire, laisser poser un temps… L’idée est de ne pas laisser passer de stéréotypes dommageables pour une partie de la population.
Quand tu dis que ça se décline sur tous les types de supports (textes, images, référencement, etc.), tu as des exemples ?
Récemment, par exemple, j’ai eu à intégrer un texte destiné à un magazine interne, sur lequel il y avait une photo représentant deux hommes et une femme. La légende disait « M. Robert Dupont, directeur de la qualité ; Mme Nathalie Durant ; M. Christophe Lambert, directeur du service technique ». Les deux hommes avaient prénom, nom et fonction et la femme prénom et nom, mais pas sa fonction ! Bon, on a progressé parce qu’il y a 10 ans, elle n’aurait eu que le prénom ! C’est une façon de minorer la présence des femmes, c’est très infantilisant. Nous avons un rôle à jouer dans ce sens, en signalant un biais, une discrimination, un souci, en traduction comme dans la com’ ! Il n’était bien sur pas question pour l’organisation de laisser passer cette discrimination-là. Enfin, ce n’était pas une discrimination au sens de la loi, mais il y avait un biais qui était un petit peu lourd !
Comment vois-tu les choses évoluer dans les 5, 10 ans qui viennent ?
Depuis 5 ans, je vois que les grandes entreprises se sont emparées du sujet. Les équipes de Google par exemple ont complètement intégré dans leurs algorithmes les différentes graphies, dans les différentes langues latines, qui sont très genrées… On voit les requêtes évoluer. Mon pari personnel est que d’ici 5 ans, la maîtrise du français inclusif fera partie des compétences de base des métiers de l’écrit : savoir nommer les femmes au féminin, inclure davantage de gens, identifier et éliminer les stéréotypes, racistes, âgistes, grossophobes, sexistes, etc. On ne pourra plus laisser passer des expressions stéréotypées, ce ne sera plus possible.
Et ça serait quoi les blocages ? Que faudra-t-il surmonter pour y arriver ?
La langue française et les autres langues ont des solutions. La langue française a une palette extrêmement riche pour nommer les êtres humains. Donc le problème n’est ni technique ni linguistique, il est sociétal ! On va creuser là les fondamentaux. On va faire bouger des lignes, qui sont liées au pouvoir… parce que la langue c’est politique. Et il n’y a pas que la langue qui bouge ! Voyez tout ce qui se passe autour de #metoo… Mais on avance, on met en lumière des choses qui dans 5 ans ne seront plus possibles. Ça bouge sur tous les plans.
Tu as vécu parfois des affrontements, des moments où ça a vraiment bloqué ?
Bien sûr, il y a des gens qui ne comprennent pas. Ça a bougé, mais il y a encore de la résistance parce que l’enjeu est important. Les pouvoirs sont bâtis sur cette domination masculine… et blanche ! mais petit à petit, dans la mesure où il y a des volontés d’égalité et de combattre ces injustices, ça va devenir des évidences !
Le masculin l’emporte sur le féminin parce que l’homme serait « plus noble » que la femme… Mais il n’y a aucun fondement linguistique à cette règle, c’est uniquement sociétal.
La noblesse aujourd’hui, ce serait peut-être de donner au mot féminin un centimètre sur la ligne d’écriture, et une seconde de plus dans nos discussions à l’oral. La noblesse aujourd’hui c’est peut-être ça !
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